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18 avril 2024 4 18 /04 /avril /2024 19:30
Témoignage réflexion de l’échange interreligieux monastique Japon, septembre 2023

Sœur Barbara Verhelst fait partie du DIM depuis une dizaine d'années. Après des études de sociologie et d'anthropologie à l'Université Libre de Bruxelles et 3 ans d'expérience professionnelle dans le social elle a vécu 17 ans de vie monastique  dans une communauté orthodoxe en France (centre Béthanie) très ouverte sur le dialogue inter confessionnel. Elle vit actuellement en Belgique dans une communauté qui explore le dialogue entre bouddhisme (tradition zen sotto) et christianisme (catholicisme et orthodoxie). Elle est passionnée par la méditation hésychaste et  le chant sacré, deux poumons de sa vie de prière.

Témoignage réflexion de l’échange interreligieux monastique Japon, septembre 2023

Au retour de cette inoubliable expérience en monastères zen japonais, des amis m’ont demandé de raconter ce que j’y avais vécu. L’idéal aurait été que je les invite à s’assoir avec moi sur un zafu et de communier au grand silence. Ou désherber ensemble les herbes dans de vastes étendues de caillou...ou encore pratiquer le rituel du repas avec les bols et chanter des sutras en sino-japonais.  Comment en effet raconter un vécu si dense et sous quel angle l’appréhender ?
J’ai choisi quatre mots à déballer : beauté, ascèse, paradoxe et merci.
 
1.Beauté : « la beauté sauvera le monde » (Dostoïevski)
 

La beauté et le raffinement m’ont semblé omniprésents au pays du Soleil levant : des plantations de thé sur les collines aux présentations culinaires, des jardins secs aux habits traditionnels, de l’architecture des temples et des calligraphies aux emballages cadeaux et moindres objets ménagers du quotidien.
Les deux monastères fréquentés, Shogen-ji et Nisodo de Nagoya n’étaient pas en reste.
 
Il y a avant tout la beauté de l’assise, la « noble posture » qui verticalise l’être, qui donne d’emblée une impression de présence, de vigilance, de dignité.
Se tenir là, présent, de tout son cœur dans le silence et l’immobilité, c’est beau !
C’est une attitude qui m’a parue contagieuse. Quand j’observais les jeunes et les anciennes nonnes, droites sur leur zafu, le visage à la fois grave et détendu, j’avais le désir de rejoindre et de goûter moi aussi à ce rayonnement auprès d’elle.
 
Mère Aoyama nous racontait qu’il y a 20 ans, lors d’une rencontre inter religieuse en Italie, les fidèles avaient été saisis par l’assise des moines zen. Leur posture contrastait avec celle des prêtres croisant bras et jambes sur leurs chaises… elle riait en évoquant ce souvenir et citait Dogen : «la posture engendre l’homme à lui-même ».
 
Les différents rituels liturgiques sont également emplis de solennité, comme dans une pièce de théâtre sacrée. L’encens, les offrandes présentées aux Bodhisattvas dans des gestes codifiés, les prosternations, tous les sens sont appelés à participer à la beauté liturgique.
 
J’ai observé de la délicatesse dans les relations entre les nonnes et j’ai senti beaucoup de tendresse envers leur roshi, mère Aoyama, qui le leur rendait si bien. Presque chaque phrase est ponctuée de « merci » ou de « je m’excuse ». Même si ce sont des formules de politesse, cela connote d’un esprit bienveillant qui me parle de la beauté du tissu humain. Un matin après zazen, chaque nonne s’est inclinée devant les autres pour leur dire merci d’être là. Quelle richesse que de vivre cela dans une vie communautaire !
 
Au monastère de Shogenji dans la périphérie de Kyoto, nous avons été initiés au zazen en commençant par un cours de poterie. Pour réaliser un pot en terre glaise, sur le tour de potier, on nous conseillait de respirer, de nous tenir droit et de tenir l’axe, centrés. Le pouce forme le creux et les autres doigts caressent la terre formant une masse ondoyante, mouvante de toute beauté. Il nous a été enseigné que l’imperfection est bienvenue et fait même partie du processus d’apprentissage. Dans le zen, l’erreur est précieuse, tout comme les mauvaises herbes qui servent d’engrais. Ce qui compte n’est pas le résultat mais l’effort et le processus pour y parvenir nous a- t-on assuré. Et cet effort est sans effort volontariste...
« Établissez votre pratique au milieu de vos illusions », « Il faut 100 échecs pour atteindre la cible » (Dogen)
 
J’ai appris que la conception japonaise de la beauté diffère de celle, uniquement esthétique, qui vise la perfection. Dans l’art japonais, influencé par le bouddhisme et le taoïsme, l’impermanence est partie intégrante du beau. L’imperfection aussi. Quand on voit une fleur à laquelle il manque un pétale, ou une forêt avec des arbres jeunes, tordus ou morts, c’est harmonieux et imparfait., en accord avec les cycles naturels de la vie, laissant émerger l’authenticité et la spontanéité
 
Dans l’art de l’arrangement floral japonais, l’ikebana, un bouquet doit contenir une fleur fanée, une autre en bourgeon. Aoyama roshi nous a expliqué que l’artiste doit anticiper à quoi ressemblera le bouquet ou la composition florale deux jours plus tard, en gardant à l’esprit l’harmonie des cycles cosmiques.


 
2. L’ascèse : « Il faut que Lui croisse et que je diminue » (saint Jean-Baptiste)
 
Tout art nécessite une discipline. Le chemin spirituel aussi et le peu que j’ai expérimenté de la vie en monastères zen m’a paru en effet très (trop ?) ascétique.
 
A Shogenji, monastère réputé pour sa rigueur, une nonne américaine y vivant nous a dit que la vie était conçue là-bas comme un stage para-commando pour des jeunes hommes dans la force de l’âge.  Je le confirme !
 
Le rythme très soutenu depuis tôt le matin (3h30) jusqu’au soir (21h) ne laisse
Picture_2.jpg
 pas de temps libre. Aucun moment individuel non plus, tout est collectif jusqu’au bain.
Les repas étaient très austères, dans une atmosphère tendue car le moine responsable de la correction des novices ne cessait de reprendre les uns et les autres sur leur façon de placer leur baguette ou de faire du bruit avec leur bol. On devait manger à toute vitesse ; la rapidité permet de chasser les pensées, nous a-t-on expliqué...
Après un office de soutras où un jeune moine avait mal lu, je l’ai vu se faire violemment gifler. Quand j’ai voulu en parler, on m’a répondu qu’un esprit occidental ne pouvait pas comprendre...
En revanche, les pauses thé étaient détendues et joyeuses, on pouvait à ce moment échanger et fraterniser. Moines et moniales rivalisaient d’attentions et de gentillesse avec nous.
 
Comme j’avais mille et une questions, une jeune nonne m’a répondu qu’elle était venue au monastère non pas pour avoir des réponses à ses questions ou accumuler des connaissances ou des expériences mais pour se dépouiller et se débarrasser du trop...
Cela m’a énormément touchée... et m’a invitée à creuser l’esprit de pauvreté évangélique dans ma foi.
 
Au monastère de Nagoya, la discipline était rigoureuse également, l’horaire est notre maître » nous avait-on averti. Un maître un peu despote ! Sœur Manuela et moi ne savions jamais les horaires des offices ou du travail, on nous donnait très peu d’informations et les horaires changeaient tous les jours (anniversaire de Dōgen, fête de la pleine lune, sesshin, ...), nous étions donc invitées à attendre en ne sachant pas ce qui nous attendait. Autrement dit, à nous tenir prêtes à passer sur le champ à telle ou telle autre activité. « Il n’y a pas de temps perdu, disait Lanza del Vasto, mais toujours du temps gagné pour prier ». Plus facile à dire qu’à faire...
 
Une nonne nous a expliqué que nous avions le droit de nous laver uniquement les jours en 4 et en 9, et ajoute fièrement que leur monastère est plus proche de la tradition de Dogen que les monastères masculins...Tout y est codifié, réglementé à l’extrême et, pour un esprit rationnel, ne pas comprendre le sens de ce que l’on fait est en effet une grande ascèse. J’ai pensé alors à l’icône de saint Jean-Baptiste représenté la tête sur un plat, symbolisant son ego décapité. Ne pas vouloir tout comprendre, descendre de la tête vers le cœur...c’est bien sûr au cœur de notre tradition également. Mais jusqu’où obéir aveuglément ? Ne sommes-nous pas héritiers dans nos propres églises d’abus de pouvoir justifiés par la sacro-sainte obéissance? Travailler sans en voir l’utilité est aussi une ascèse : enlever la poussière qui vient d’être époussetée par une autre personne juste avant nous, par exemple. Dans mes études de sociologie, j’avais été enthousiaste par le concept de « non-utilitarisme » de Marcel Mauss. Voilà que je pouvais mettre en acte cette théorie ... Il suffit de prendre l’activité comme une autre façon de méditer.
 
Quand il fallait courir à quatre pattes avec un chiffon humide pour laver les longs couloirs en bois jouxtant le dojo, j’ai proposé de prendre un balai avec un torchon pour ne pas devoir m’accroupir. Un moine m’a répondu :  «  tu veux changer mille ans de tradition ? » ...
 
Si nous rangions les pantoufles perpendiculairement, une nonne venait rectifier pour les ranger horizontalement. Nous devions aussi poser les pieds nus ou chaussés selon les différents lieux   (WC avec pantoufle particulière, autres pantoufles à l’intérieur, chaussures à l’extérieur, pieds nus sur le bois et tatamis tapis, chaussettes blanches pour certaines cérémonies...) car tout ceci semblait une affaire d’état.
De même, si nous faisions mention de notre état de fatigue, on nous faisait gentiment comprendre qu’au monastère la fatigue est partagée par tous et en effet nous observions les moines s’endormir en méditation ou même en travaillant en cuisine. Il y a donc une ascèse et un esprit d’effort qui dénotent parfois avec le lâcher prise, l’abandon et justement la place censée être accordée à l’erreur et à l’imperfection.
 
J’ai trouvé la vie en monastère zen finalement assez « élitiste » en ce sens qu’elle est réservée à des constitutions physiques et psychiques très solides. Avec beaucoup de gentillesses, les nonnes et les moines ont tout fait pour me faciliter la tâche à cause de mon handicap (petit tabouret plutôt que désherber, manger, méditer à même le sol) mais malgré cela, c’était physiquement douloureux et éprouvant.
 
Étonnamment pourtant, mes douleurs intenses m’ont permis de méditer plus profondément que jamais. Comme si l’esprit, focalisé en un point douloureux, permettait de ne plus voltiger de-ci et de-là. D’un mal peut sortir un bien...


 
3. Les paradoxes : « L’erreur n’est pas le contraire de la vérité, elle est l’oubli de la vérité contraire» (Blaise Pascal)
 
Tout ceci m’a amené à contempler les paradoxes de cette tradition : ne pas l’idéaliser ni la diaboliser. Y goûter, comme dans la mienne, chrétienne, des fruits savoureux et d’autres plus amers. D’ailleurs dans la nourriture zen, il y a le fade, le sucré, le salé le piquant et l’amer. Tout est à gouter, tout fait partie de la vie.
 
Le Japon est un pays de contrastes : en ville, j’ai vu des restaurants où l’on est servi par des robots, dans les gares ultra modernes et les hôtels :  des toilettes publiques avec tableau de bord indiquant plusieurs options : « petite chasse », « grande chasse », « musique ou son de rivière », « jet d’eau pour nettoyer les fesses », « chaleur de la planche de WC ».  Un univers futuriste qui contraste avec celui des monastères qui fonctionnent selon un mode de vie qui n’a pas bougé depuis des siècles.
 
La cuisine et les ustensiles pour cuisiner à Shogenji dataient du siècle dernier.  Pour cuire le riz du matin (d’ailleurs non salé et accommodé juste d’une prune saumurée) il faut d’abord allumer le feu. Cette pauvreté

 

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 et simplicité m’ont beaucoup inspirée. Mais je me suis demandé si les moines n’étaient pas carencés car il n’y avait pas de protéine, le soja coûtant trop cher...
En revanche, ils acceptent tous les cadeaux qu’on leur donne, donc parfois ils mangent de la viande et du poisson mais surtout beaucoup de biscuits gateaux sucreries.
 
Au monastère de Nagoya, c’est le caractère écologique et zéro déchets de la cuisine qui m’a frappée: rien n’est perdu tout est recyclé. L’eau de la vaisselle (sans savon car on utilise l’eau de cuisson du riz qui est saponnifère) n’est pas jetée mais récupérée pour arroser les plantes...Par contre, dès qu’on sort du monastère, aucun tri de déchets, pas de poubelles en rue, tout est sur emballé dans des plastiques (même chaque coton tige dans les hôtels ou chaque cure dents). Nouveau paradoxe : les Japonais semblent être très en lien avec le cosmos et la nature et en même temps, les villes sont très polluées.
 
Dans la rue, ce contraste entre le monde traditionnel et la société de consommation est visible aussi dans les tenues : les kimonos côtoient les chevelures violettes ou les costumes- cravates.
 
Aux monastères, je l’ai déjà mentionné, l’austérité des repas traditionnels était contrebalancée par l’abondance des sucreries et pâtisseries lors des pauses thé. Mère Aoyama a expliqué qu’ayant observé les nonnes manger en cachette des sucreries, elle avait préféré qu’elles les partagent ensemble... A Shogenji, on nous a dit qu’il n’était pas rare que les novices après 22h partent en ville pour boire une bière pour revenir tôt matin pour le zazen...
La soumission des japonais à la pression sociale est si forte que des soupapes sont nécessaires pour se lâcher (le saké aide bien !).
 
Dans le zen Rinzai, les koans sont essentiels. A Shogenji chaque moine voit le roshi deux fois par semaine pour s’y exercer. Ces échanges disciple-maître énigmatiques l’invite à dépasser la logique et le plonge dans le paradoxe. Cela donne au zen un caractère facétieux, qui contraste délicieusement avec les habits noirs, le silence et la sévérité monastique.
 
Le dernier jour à Shogenji, nous avons eu un long entretien avec Sogen Yamakawa roshi, l’abbé du monastère. Nous pouvions lui poser des questions et je lui demandé s’il avait déjà rencontré le Bouddha, Il m’a répondu qu’il le rencontrait tous les jours...pour ensuite ajouter que si on le rencontre il s’agit de le tuer. 
 
Le paradoxe se combine bien avec la non-dualité propre au bouddhisme.
Quand sœur Manuela lui a demandé ce qu’était un bon moine, il a répondu qu’il n’y avait ni bon ni mauvais disciple, qu’on marchait tous ensemble dans la même direction. Cela m’a fait penser au Christ qui demande de ne pas séparer le bon grain de l’ivraie.
 
Touchée que, tous les matins, quelques moines aillent laver et donner le petit déjeuner aux ancêtres fondateurs du monastère (représentés par des statues), j’avais demandé ce que le bouddhisme disait de la vie après la vie terrestre. Les défunts deviennent tous des bouddhas, m’a-t-il répondu. Mais, de suite après, il a raconté une histoire d’un disciple étonné que son vénérable maître en train de mourir dise aller en enfer. Devant son étonnement, le maître lui déclara qu’il y allait pour l’y attendre... Ces réponses paradoxales sont précieuses pour ne pas fixer, figer, des vérités qui sclérosent le vivant.
 
Pour moi, l’un des grands paradoxes que j’ai perçus dans les monastères japonais c’est que la tradition enracinée permet l’ouverture et l’échange. Mais il y a un écueil également à tomber dans le légalisme, dans le traditionalisme (la lettre avant l’esprit). Cela peut assécher s’il n’est pas vivifié et renouvelé par les nouvelles générations.
Au symposium final, réunissant les membres de l’Institut des Etudes Zen qui nous aveint accueillis ainsi certains membres de monastères ayant participé à des échanges avec des moines et moniales d’Occident, nous avons eu de beaux échanges. Dans l’assemblée (une trentaine de personnes), . deux femmes seulement étaient présentes : une nonne et une femme laïque et bien sûr Soeur Manuela et moi-même.  Deux personnes avaient moins de 45 ans.
Nous nous sommes bien sûr interrogés sur l’avenir de la tradition monastique qui, au Japon comme en France, en Belgique ou en Allemagne, est en péril : très peu de jeunes vocations et de vénérables moines vieillissant qui continuent vaillamment à vivre et à transmettre la tradition, tout en acceptant les flux et reflux des vocations. 
 
Je m’interroge : en 2024, une tradition, qu’elle soit chrétienne ou bouddhiste, peut-elle continuer à distinguer si nettement le rôle des hommes de celui des femmes ? Est-il juste de continuer un mode de gouvernance à ce point hiérarchique alors que dans la sphère civile fleurissent de nouvelles façons de décider et de diriger plus concertative  ? Ne faut-il pas adapter une tradition qui n’attire plus de vocations aux évolutions du monde contemporain ? C’est une question ouverte, un koan...


 4. Merci: «Aligato»
 
Pour conclure, j’aimerais en ajouter un quatrième mot-clé, « merci ».
Au Seigneur d’abord, au Bouddha, au DIM et tous ces moines et moniales qui ont cheminé avant moi dans cette voie passionnante. Merci à toutes les personnes qui nous ont accueilli avec tant d’amour, d’attention, de générosité.
 Je suis rentrée les valises pleines de cadeaux tout en délicatesse et le cœur rempli de joie.

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13 avril 2024 6 13 /04 /avril /2024 19:35
L’ange et les six âges du monde

Diagramme. L’ange et les six âges du monde. (Adam et Ève, Moïse, Abraham, Noé, la nativité, L’église)

Matfre Ermengaud (Ermengaud de Béziers) troubadour biterrois de langue occitane mort en 1322.  ( La rédaction du Bréviaire fut commencée en 1288.). Date et lieu d’édition: 1301-1400 en Languedoc. Manuscrit en occitan ancien, enluminé sur parchemin. Format : 239 feuillets à 2 colonnes , 410 × 255 mm. Ancien possesseur Philippe de Béthune. (1561-1649). Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. Français 9219.folio 52r.

L’ange et les six âges du monde

Par cet ange la divinité met en mouvement le temps et les âges du monde

Sous la forme d’une roue divisée en six parties, ce diagramme accompagnant un passage du Bréviaire d’Amor de Matfre Ermengaud reprend la division augustinienne de l’histoire. Le sens de rotation est antihoraire. Les six parties définissent six époques : la Chute et le Déluge ; Noé ; Abraham (sacrifice d’Isaac) ; Moïse (tables de la Loi) ; Salomon (Temple) ; et enfin l’ère de l’Incarnation (Vierge à l’enfant et scène de première communion).

Comme beaucoup de diagrammes du manuscrit, celui-ci adopte une forme circulaire, ici partitionnée en six panneaux. Ils sont distribués selon un sens de lecture rotatif anti-horaire pour figurer les six âges du monde, ici adaptés par l’auteur à partir de la description qu’en donne Augustin d’Hippone (De Genesi contra Machineos, I, 13-15 ; Cité de Dieu, XX, 23) : le premier âge du monde va de la Création (Adam et Eve en haut à gauche) à Noé (figurés avec ses vignes) ; le deuxième âge va de Noé à Abraham (le sacrifice d’Isaac, est figuré tout en bas) ; le troisième âge du monde va d’Abraham à Moïse (présenté avec les Tables de la Loi) ; le quatrième âge va de Moïse à Salomon (assis devant le Temple), et le cinquième, de Salomon au Christ. Le sixième âge du monde tout en haut va de la naissance du Christ jusqu’au Jugement dernier et figure le temps de l’Eglise.

La représentation du lieu de culte en haut de l’image est remarquable : son clocher s’élance par-delà le cercle et le cadre, et rompt avec le reste de la composition. La porte ouverte dans le clocher explicite ce en quoi consiste l’ordre nouveau instauré par le sacrifice du Christ, puisqu’elle permet de voir la célébration eucharistique à laquelle se joint un catéchumène, lors de sa première communion (c’est-à-dire lors de son entrée définitive dans l'église/Église). Malgré la circularité incarnée par le format d’une roue de fortune et évoquant la mutation à travers les âges, on comprend donc que le temps historique est orienté.

Outre cette dimension téléologique, le temps orienté vers le Salut est également segmenté et qualifié dans sa distribution historique : d’Adam et Eve jusqu’au sacrifice d’Isaac en bas, il correspond à un mouvement de chute, auquel succède un mouvement ascendant qui passe par Moïse, Salomon et s’achève avec la Vierge à l’Enfant et l’image de l’Église.

Au centre de l’image, le phylactère tenu par l’ange n’a pas reçu d’inscription, mais d’autres versions de l’œuvre renseignent sur le texte que l’on peut y trouver: « per est angel la deitaz munda los tems et las etats » (« par cet ange la divinité met en mouvement le temps et les âges du monde »). Il est ainsi rappelé que le mouvement de transformation du monde et des communautés qu’il contient sont l’expression de la volonté divine voire s’inscrivent, dès le départ, dans le plan providentiel du Créateur. Cette histoire des communautés passe en effet par une succession d’alliances entre Dieu et son peuple, toutes liées par une longue trame eucharistique : colombe, vigne, sacrifice du bélier, agneau sur l’autel et eucharistie finale.  

L’ange et les six âges du monde

Roue des âges du monde, Breviari d'amor, Londres, British Library, Ms Yates Thompson 31, fol. 77, dernier quart du XIVe siècle 
Le manuscrit Yates Tompson de la British Library contient une traduction catalane du Bréviaire d’amour, poème didactique catalan composé au XIIIe siècle par Matfre Ermengaud.

Cette composition encyclopédique de plus de 35000 vers est ici illustrée de nombreux diagrammes, c’est-à-dire de schémas qui permettent de donner à comprendre des concepts ou des éléments de dogme à l’aide de formes géométriques.

Le folio 77 comporte ainsi une représentation des six âges du monde.

Dans un sens antihoraire, on y observe successivement Adam et Eve après la chute, Noé auprès d’un pied de vigne, le sacrifice d’Abraham, Moïse et Aaron soutenant les tables de la Loi, Salomon désignant une idole, et enfin la Vierge à l’enfant trônant.

La représentation des âges du monde, héritée d’Augustin d’Hippone, condense en six étapes l’accomplissement du cheminement de l’humanité vers le salut.

Cette trajectoire est figurée par le mouvement descendant qui débute avec la chute entraînée par le péché originel, avant, à partir du quatrième âge, de repartir dans un mouvement ascensionnel qui s’achève avec la promesse de la rédemption qu’annonce le Christ enfant.

La succession chronologique des différents âges, qui a un point initial et un terme, suppose que c’est une histoire linéaire qui est ici figurée, en dépit de la circularité du diagramme.

Au centre, un ange porte un phylactère, où l’on peut lire l’inscription « par cet ange les âges et les temps sont mis en mouvement », rappelant que c’est par la volonté divine, exprimée par le Verbe, que se déploie le cours du temps.

C’est le plan providentiel divin qui oriente le temps historique, que scandent plusieurs moments de renouvellement de l’alliance, et qui culmine avec l’institution de l’Église figurée dans le compartiment du haut dans lequel un prêtre accomplit le rite eucharistique.


Rédaction
Nicolas Varaine / Direction scientifique : Isabelle Marchesin, Mathieu Beaud

Télécharger l'ouvrage :

L’enseignement de saint Augustin contre les manichéens dans le Breviari d’Amor de Matfre Ermengaud

Lire, choisir, écrire - L’enseignement de saint Augustin contre les manichéens dans le Breviari d’Amor de Matfre Ermengaud - Publications de l’École nationale des chartes (openedition.org)

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12 avril 2024 5 12 /04 /avril /2024 19:24
Quel langage pour dire la centralité du Christ pour l’Église ?

Je terminais mon blog précédent en insistant sur l’importance pour l’Église d’aspirer à vivre de la présence du Christ en elle.

La fête de Pâques, fête majeure du Christianisme, que nous venons de célébrer renforce cette exigence.

Qu’est-ce que cela veut dire pour l’Église de mettre le Christ à sa tête et d’en être le corps?

La question est d’importance si on veut rester cohérent avec la notion d’Église chrétienne.

Je n’apporte pas de réponse exhaustive, mais j’ouvre ici au questionnement et à la discussion, ce qui est le sens d’un blog.

Comment dire le Christ et sa centralité pour notre foi sans s’enfermer dans un discours convenu?

En effet, la tentation est grande, pour rechercher un langage recevable par tous, de gommer ce Christ qui dérange et de rester dans le domaine du spirituel vague dans lequel tous peuvent se reconnaître.

Un exemple parlant: en 2016, lors d’un colloque international de théologiens sur l’écologie, j’avais proposé, sous le titre «Christ dans la création», dix thèses pour une vision chrétienne de notre place dans la création.

Je mettais l’accent sur le fait que la foi chrétienne a constamment affirmé depuis 2000 ans que, par Jésus Christ, Dieu visite le monde et le touche avec tendresse.

Le Christ régénère le monde par sa présence vivifiante au cœur de la matière et l’Église, qui est son corps, participe à sa mission de Seigneur de la création qui est de «tout réconcilier avec Dieu» (Col 1,20) et de manifester sa gloire.

Après la conférence, un évêque orthodoxe est venu me dire sa méfiance vis-à-vis d’un discours théologique qu’on n’aurait pas pu tenir à la COP 21 qui venait d’avoir lieu.

Pour être compris par tous, il aurait fallu argumenter uniquement en termes de Dieu comme puissance créatrice, et de responsabilité des humains vis-à-vis des générations futures.

Mais cette absence du Christ ressuscité dans le discours ecclésial qui rendrait les choses plus faciles ne fait-elle pas l’impasse sur la foi?

La communauté chrétienne doit choisir si elle veut être une communauté croyante ou si elle se contente d’être une «communauté pieuse» (Bonhoeffer) ou encore pire une «ONG pieuse» (pape François).

«Face à l’inefficacité du langage explicatif, n’aurions-nous pas besoin d’un autre type de langage qui est celui du témoignage.»

On cherche à juste titre une lisibilité du message dans le monde contemporain.

Mais peut-on éviter la difficile réception d’un message que saint Paul déjà présentait comme une folie pour le monde.

Son discours aux Athéniens (Ac 17,22-34) est significatif. Ceux-ci reçoivent assez bien un discours déiste général, mais ils «quintent» comme on dit à Neuchâtel, quand Paul évoque la résurrection.

Il y a une dizaine d’années Gérard Daucourt, alors évêque de Nanterre, évoquait ceux qu’il appelait les athées pieux: «Ils défendent des «valeurs».

Ils s’engagent généreusement dans des combats pour lesquels ils font référence à la morale chrétienne. Ils participent à des rites chrétiens.

Mais la question demeure: croient-ils que le Christ est vivant, qu’il nous aime, qu’il nous sauve, qu’il nous attend pour une vie éternelle? Entretiennent-ils une relation avec le Christ?»

Cette dernière phrase est interpellante. Face à l’inefficacité du langage explicatif, n’aurions-nous pas besoin d’un autre type de langage qui est celui du témoignage.

Le témoin, en effet, au-delà des mots est celui qui laisse transparaître Celui qui l’habite et qui suscite son espérance et son agir dans le monde.

Thierry Collaud

10 avril 2024

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