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2 mars 2024 6 02 /03 /mars /2024 20:26
Le peuple breton, sa terre, sa religion, sa poésie

Anatole Le Braz

Extraits de l'introduction au Guide Bleu sur la Bretagne 1924

Le peuple breton

Il est d’usage de distinguer deux Bretagnes : celle de l’Ouest, la Basse [Breiz Izel), où l’on n’a jamais cessé de parler le breton; celle de l’Est, la Haute [Bretagne. Gallo), d’où le breton, qui n’avait pas eu le temps d’y pousser de fortes racines, a totalement disparu à la suite des invasions normandes du IXeme siècle.

La frontière qui les sépare est purement linguistique.

Peut-être n’a-t-elle cependant pas été sans entraîner certaines dilférences de mentalité entre la Bretagne bretonnante et la Bretagne francisante ou patoisante, mais il serait imprudent de rien affirmer à cet égard, car on ne voit pas que les grandes caractéristiques de la race aient été moins prononcées chez un Chateaubriand, Haut-Breton, que chez un Renan, Bas-Breton, si, au contraire, clics ne l'ont été davantage.

Les Bretons de Basse-Bretagne, à leur tour, se répartissent eux-mêmes selon plusieurs types, correspondant, semble-t-il, aux diverses tribus insulaires qui fournirent des contingents à l’émigration.

C’est ainsi qu’il y a un Breton du Goëlo, entre Pairnpol et Guingamp; un Breton du Trégor, entre le Trieux et la rivière de Morlaix; un Breton du Léon, entre Saint- Bol et la pointe Saint-Mathieu; un Breton de Cornouaille, depuis Crozon jusque par delà Quimperié; un Breton du Vannctais, couvrant les deux tiers du Morbihan.

Et la subdivision ne s’arrête point là.

Chacune de ces espèces comporte des variétés qui ne sont pas seulement reconnaissables pour les gens du crû : témoin — pour ne citer qu’un exemple — ces deux catégories de Léonards, si opposées de physionomie, d’allures, de moeurs : l’habile maraîcher de Roscoff, penché sur ses champs de légumes, et le farouche pagan de Guissény, aux aguets devant les bris de mer.

A dire vrai, dans ce pays morcelé à l’infini, coupé de talus qui raccourcissent encore l’étroit horizon, le particularisme se manifeste de clocher à clocher, sinon de ferme à ferme, et c’est ce qu’exprime à merveille le proverbe celtique :


Kant bro, kant giz;
Kant parrez, kant iliz.

Cent pays, cent guises;
Cent paroisses, cent églises.


Comme le sol breton, la population bretonne abonde en contrastes.

Toutefois, à y regarder de plus près, ces contrastes, tout superficiels, se résolvent en une unité profonde.
 

Le peuple breton, sa terre, sa religion, sa poésie

La Bretagne

La Bretagne est une harmonie.

On ne saurait concevoir un coin du monde où l’accord soit plus complet entre le pays et l’habitant.

L’homme et le terroir, ici, se sont énergiquement marqués de leur mutuelle empreinte : ils ne se comprennent qu’en fonction l’un de l’autre.

Le Breton achève, parfait la Bretagne.

Comme l’a excellemment noté Michelet : « Sur la terre de granit marche la race primitive, elle-même d’une finesse de caillou ».

Il dit « finesse », non « dureté », et là est, en effet, le signe du peuple breton.

Trop souvent, on lui a prêté la solidité massive de ses rochers ou de ses chênes.

Peut-être serait-il temps de renoncer à ce poncif d’un Breton en pierre ou en bois.

Vidal de la Blache a écrit de la structure géologique de la Bretagne qu’elle « a moins de chair que de nerfs».

Il en va pareillement du Breton : c’est par-dessus tout un nerveux, un impressionnable.

Sa puissance d’entêtement a pu le faire prendre pour un volontaire, mais, à travers toute son histoire, il se révèle plutôt comme un sensitif et un imaginatif, avec des façons singulièrement « fines » de sentir et d’imaginer.

Sa logique est toute de sentiment, et c’est sans doute pourquoi Renan le classe parmi les races féminines.

A lui surtout pourrait s’appliquer la fameuse maxime : « Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas. »

On le dit mélancolique, parce que sa joje n’est jamais débordante, ni vulgaire.

Rien de grossier chez lui, ni de bas. Même inculte, il a la passion des choses de l’esprit, des choses de l’âme.

Plus enclin au rêve qu’à l’action, il n’est pas rare qu’il aille jusqu’à sacrifier la réalité à ses chimères, sinon jusqu’à tenir ses chimères pour l'unique réalité.

C’est au premier chef un idéaliste. Par là s’expliquent ses qualités et ses défauts.

Ses erreurs mêmes ont ordinairement leur noblesse.

S’il se montre parfois trop dédaigneux des contingences matérielles, il possède, en revanche, une distinction morale qu’on a vu survivre aux pires déchéances.

Il y a en lui, si humble que soit le rang social auquel il appartient une sorte de gentilhomme natif.

La religion

Ajoutons que la forme la plus habituelle par laquelle se traduit son idéalisme est la religion.

Le Breton est à base religieuse, si l’on peut dire.

La pensée, voire la hantise de l’au-delà enveloppe, pénètre, imprègne sa vie.

Comme ses plus lointains ancêtres celtes, il subit le mystérieux attrait des problèmes de la mort.

Il n’y a pas de domaine où il s’aventure plus volontiers.

Il se meut naturellement dans le surnaturel et l'Autre Monde est, de tous ses thèmes familiers, celui qui lui a inspiré les plus beaux mythes.

On mesure l'emprise qu’une telle religion exerce sur l’âme, mais aussi la part de création personnelle qu’elle implique.

Même en matière de croyance, l’individualisme breton revendique ses droits, et il n’y a donc pas à s’étonner si, depuis Pélage et Abélard jusqu’à Lamennais, Renan, Félix Le Dantec, les plus grands exemples d’indépendance religieuse ont été donnés par des Bretons.

Ce qui ne veut nullement signifier — il s’en faut — que le Breton abdique aisément sa foi.

Disparue, elle agit encore sur lui.

Il y est d’autant plus attaché qu’elle lui vient de ses pères et qu’il la considère un peu comme le symbole toujours vivant de sa nationalité perdue.

Le trait le plus frappant de cette foi, c’est, en effet, le caractère national qu’elle a conservé.

Le Breton a ses cultes à lui.

Sa dévotion s’adresse de préférence aux saints issus de son lignage, à ceux que le vieil hagiographe morlaisien, Albert Legrand, appelle si justement les « Saints patriotes ».

Ces pieux thaumaturges des temps de l’Émigration, que, seule, la vénération populaire a canonisés, sont légion en Bretagne, comme en Irlande, comme en Ecosse, comme en Galles.

Leurs légendes, d’une poésie tantôt rude et tantôt charmante, ne sont pas toujours d’une orthodoxie irréprochable.

Mais il suffît au peuple breton qu’il se reconnaisse en eux, qu’il les sache de sa parenté, de son sang, qu’il puisse les invoquer, dans sa langue qui fut la leur, comme ses chefs de clan spirituels, les héros éponymes de sa race.

Ce fut sous la protection de sept d’entre eux qu’à l’origine de son histoire armoricaine, il plaça ses églises épiscopales de Saint-Malo, de Dol (Saint-Samson), de Saint-Brieuc, de Tréguier (Saint-Tudual), de Saint- Pol de Léon, de Quimper (Saint-Corentin), de Vannes (Saint-Patern).

Plus tard, ce fut en leur honneur qu’il fit jaillir des entrailles de la péninsule un merveilleux printemps artistique, épanoui très haut dans le ciel en une svelte floraison de pierre sculptée.

Longtemps ils ont présidé aux opérations essentielles de sa vie.

Chacun de leurs oratoires, riche ou pauvre, avait sa fête votive, son « pardon », vers lequel ou s’acheminait, par bandes endimanchées, de tout le pays avoisinant.

Les malades s’y faisaient véhiculer en chars à bancs, dans l’espoir d’obtenir la guérison, et les amoureux s’y donnaient rendez-vous pour deviser après vêpres de leurs accordailles, sous les arbres de l’enclos bénit.

On y conduisait même les bêtes à qui les saints celtiques ne sont pas moins propices qu’aux hommes.

Ces rites, que les côtes et les campagnes bretonnes pratiquaient jusqu'en ces toutes dernières années, vont s’abolissant de jour en jour.

Beaucoup de sanctuaires sont tombés en ruines; d’autres ont dû se résigner à l’abandon, désertés par des pèlerins chez qui de nouvelles conditions d’existence ont éveillé des goûts et des besoins nouveaux.

Ce n’est point, toutefois, que la Bretagne actuelle soit en train de rompre pour jamais avec ses dévotions anciennes.

Si elle ne fréquente plus aussi assidument ses petits « pardons », elle reste fidèle à ses grandes panégyries.

Les Bretons du Trégor continuent de s’empresser à Saint-Yves du Minihy, à Saint-Jean-du-Doigt, à la Vierge noire de Guingamp; ceux du Léon, au Folgoët; ceux de Cornouaille, à la Palud et à Locronan; ceux du Mené, a Saint-Mathurin de Moncontour; ceux du Vannetais, à Sainte- Barbe du Faouet, à Saint-Cornély de Carnac, à Notre-Dame de Josselin; et tous, en général, à Sainte-Anne d’Auray.

Sainte-Anne d’Auray, avec sa somptueuse basilique, éclose au milieu des landes, du rêve d’un laboureur obscur, apparaît à celte heure comme le pôle religieux de la Bretagne.

C’est là qu’il faut la voir défiler, le 26 juillet, dans la complexité vivante de son type et la pittoresque diversité de ses costumes; là qu’il faut entendre résonner la musique de ses quatre dialectes sur les lèvres de ses derniers chanteurs nomades; là qu’il faut assister à la représentation de ses mystères d’autrefois, ressuscités par un prêtre et joués par des acteurs paysans.

La poésie

On a dit de la Bretagne qu’elle était une poésie : elle a pareillement nourri une race de poêtes.

Il y a peu de Bretons qui ne reçoivent au berceau le don poétique, et beaucoup auraient droit, comme épitaphe, à ce vers de l’un d’eux, qu’une Américaine, amie de la Bretagne, a fait graver, dans le cimetière de Pluzunet, sur la tombe de la vieille chanteuse trégorroise, Marguerite Philippe :
 

Je n’ai fait qu’une chose ici-bas : j’ai chanté.
 

Telle fut aussi bien la destinée des Celles de tous les temps et de tous les pays.

Poètes et musiciens nés, les Gallois se définissent eux-mêmes « une mer de chant ».

On sait le rôle considérable que leurs harpeurs ont joué dans l’Europe occidentale du XIXeme siècle.

Les mélodies des lais nationaux qu’ils promenaient à travers les cours féodales, en s’accompagnant de la rote, captivèrent d’abord les oreilles, puis, lorsqu’on se fût fait initier aux paroles, les poignantes aventures d'amour et de mort qu’elles célébraient séduisirent les cœurs.

La rudesse de la société barbare s’attendrit au contact de l’ardente et fine sensibdité celtique.

« Les Bretagnes sensibilisent », selon le mot si juste d’André Chevrillon.

L’orientation de la littérature européenne s’en trouva changée : à l’inspiration purement guerrière et un peu brutale des Chansons de Geste, d’où la femme était presque absente, se substitua le lyrisme, tout de chevalerie et de passion, des Romans de la Table Ronde, où elle trônait.

Pour combien la Bretagne figura-t-elle dans ce mouvement idéaliste par qui les âmes furent comme renouvelées de fond en comble?

Si sa contribution ne fut pas aussi importante qu’on l’a parfois prétendu, elle fut loin d’être négligeable.

Nous avons déjà vu que c’est la Brocéliande armoricaine qui couvrit de ses ombrages complices la capitulation suprême de Merlin entre les bras de Viviane : c’est également un promontoire breton qui servit de théâtre au dénouement de la plus incomparable des tragédies d’amour, quand Iseult, après avoir pris la mer à l’appel désespéré de Tristan, n’aborda que pour rendre elle-même le dernier soupir sur son cadavre.

Nous avons, d’autre part, le témoignage formel d’une « saga » Scandinave qu’il existait en Bretagne, au temps de Guillaume le Conquérant, une « Dame rouge », poétesse et musicienne renommée, chez qui l’on pouvait, en toute occasion, s’approvisionner de chants inédits sur tel motif que l’on désirait.

Avec ses bardes, le pays possédait donc des bardesses.

De cette collaboration qui ne s'est pas démentie jusqu’à notre époque, est. sortie au cours des âges, toute une moisson de complaintes épiques et de ballades sentimentales, désignées, les unes sous le nom de Soniou, les autres sous le nom de Gwerziou. Gwerziou et Soniou, voilà proprement les deux cordes maîtresses de la harpe d’Armorique — Telen Arvoz, comme disait Brizeux.

La Bretagne intérieure

Le rigide manteau de pierre du Méné confisque d’abord la vue : mais que de petites Arcadies délicieusement verdoyantes ne recèle-t-il pas dans les cassures de ses plis!

Là sont les gorges secrètes, là les recoins ombreux, et les gazons idylliques, et les fraîches fontaines aimés de Virgile.

Et il n’y a pas jusqu’aux landes désertiques à travers lesquelles il faut gagner ces oasis qui, leur saison venue, ne se métamorphosent comme par miracle en de merveilleuses solitudes de rêve et d’enchantement.

Dès qu’avec la première brise attiédie de mars elles ont senti frémir sur elles le souffle du printemps breton, leurs ajoncs épineux, de mine ordinairement si hostile, se couvrent soudain d’autant de fleurs qu’ils ont de dards, et toute l’étendue rutile, submergée d’un immense flot d’or.

En septembre, c’est le tour des bruyères de dérouler leur somptueuse draperie d’améthyste, comme le deuil violet de l’été à son déclin.

Non, la Bretagne des monts, à l'envisager même en ses régions des plus stériles, n’est pas une déshéritée.

Ajoutons, néanmoins, que ce qui fait par-dessus tout sa séduction, c’est qu’elle est en même temps la Bretagne des bois, Argoat (par opposition à Armor, pays de mer.

Au témoignage des géographes, une impénétrable forêt de chênes occupait anciennement la presque totalité de la péninsule.

Sur la côte septentrionale, elle recula sans doute de bonne heure sous la pression du vent de noroît, mais, dans le Sud, elle devait envelopper encore les rivages, quand la race bâtisseuse de menhirs y dressa les alignements de Carnac.

Plus tard, les druides tinrent leurs assises dans ses arcanes et y célébrèrent leurs rites sacrés.

La conquête romaine lui imposa des coupes sombres : ses fourrés s’écartèrent, éventrés par la hache, des légions; les larges voies dallées de l’Empire la traversèrent de part en part; puis, les défrichements y pratiquèrent de vastes éclaircies.

Elle n’avait pourtant pas cessé de mériter le nom de « Forêt profonde » (Donna) lorsque, dans la seconde moitié du Veme siècle, les saints bretons abordèrent en Armorique.

Leur légende nous les montre attirés au débarquer par l’horreur mystérieuse des bois, où les plus caractéristiques d’entre eux, les Ronan, les Hervé, les Herbot, les Efflam, les Envel, se plongent et s’ensevelissent avec une sorte d'ivresse érémitique pour y travailler, hors du monde, à leur salut.

Actuellement, de cet océan d’arbres, il ne demeure qu’une succession morcelée de houles vertes, qui moutonnent aux flancs des monts ou ondulent dans leurs intervalles.

A ces tronçons épars se sont attachées des appellations diverses : Cranou, Coal-an-Noz, Beffou, Porlhuault, Lorges, Quénécan, Paimpont; mais il n’est pas un d’eux où ne palpite, toujours intacte, l'âme de la grande forêt primitive, devenue dans la tradition bretonne Brocéliande.

Brocéliande!

De quelle intensité de signification poétique un tel vocable n’est-il point rempli!

Il suffit de le prononcer pour qu'immédiatement surgissent devant l’esprit quelques-uns des plus beaux songes où l’imagination des hommes se soit bercée.

On est transporté au cœur de la féerie celtique; toute l’Arthuriade se reconstruit d'elle-mème autour de vous; on vogue en pleine « matière de Bretagne ».

Il semble que, dans la lumière élyséenne du sous-bois, vont repasser Lancelot, le preux des preux, et son fidèle Galchaut, prince des Iles Lointaines, et Keu, le sénéchal pervers, et Gauvain, l’irréprochable.

Et ils y repassent, en effet, car des Bretons les ont vus, comme ils ont vu, parmi les vapeurs du soir, flotter la blanche robe de Viviane, comme ils ont entendu résonner, dans les silences nocturnes, le cri, le « brait » de Merlin.

A Paimpont, les poteaux indicateurs vous jettent, aux carrefours des chemins forestiers, des noms magiques dont les syllabes se prolongent en vous avec une vertu d’incantations : Brécilien, Barenton, la Fontaine de Jouvence, la Butte aux PIaintes, le Val sans Retour!

Quoique réduite et appauvrie, l’antique mer de feuillage a gardé tous ses prestiges et tous ses fantômes.

[...]

Pendant des siècles, en effet, la forêt centrale, même dépecée, a joué dans l’histoire bretonne un rôle isolateur.

Pendant des siècles son armée d’arbres a défendu la péninsule contre les invasions qui venaient de l’Est et permis au peuple breton de mener une existence indépendante.

Mais, en revanche, elle l’a aussi condamné à vivre replié sur lui-même, enfermé dans son court horizon de collines et de huiliers, sans presque rien soupçonner de ce qui se passait au delà.

La barrière qu’elle opposait aux hommes, elle l’opposait également aux idées.

C’est la raison pour laquelle l'Argoat s’est plus lentement développé que l’Armor.

La mer est une porte toujours ouverte sur l’infini : elle incite aux voyages, aux échanges; elle développe le goût de l’aventure intellectuelle comme de l'aventure commerciale.

Il n’y a guère eu à faire figure dans le domaine de l’esprit que des Bretons qu’elle avait, dès le berceau, touchés de son souffle : Abélard et des envi-rons de Nantes; Le Sage, de Sarzeau; Chateaubriand et Lamennais, de Saint-Malo; Renan, de Tréguier; Hello, de Lorient; Villiers de l'Isle-Adam, de Sainl-Brieuc.

Tous sont, à quelque degré, des fils de la mer.

En regard de ces grands noms, la gloire de l’Argoat se résume toute dans un La Tour d’Auvergne, plus connu par sa mort, qui fut sublime, que par ses écrits qui, n’était la ferveur dont ils sont animés, seraient quelconques.

Tandis que ses illustres compatriotes de l’Armor répandaient le génie.

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29 février 2024 4 29 /02 /février /2024 20:30
Que cache la nuit ?

Je me suis demandé quelle est cette force indécelable à l’œil et qui tient ensemble notre vie qui, d’une multitude atomisée d’instants, parvient à faire une unité.

De quelle nature est-il cet invisible mortier ?

Je crois le savoir désormais… c’est la nuit, la face cachée aux regards.

Tout ce qui a constitué nos vies et continue de le faire, les formes et les contours du monde mani­festé, les espérances, les attentes, les séparations et les jubilations, tout trouve sa consistance ultime dans le formidable alambic de la  nuit....

Les choses que nos contemporains semblent juger importantes déterminent l’exact périmètre de l’insignifiance : les actualités, les prix, les cours en Bourse, les modes, le bruit de la fureur, les vanités individuelles.

Je ne veux savoir des êtres que je rencontre ni l’âge, ni le métier, ni la situa­tion familiale : j’ose prétendre que tout cela m’est clair à la seule manière dont ils ont ôté leur manteau.

Ce que je veux savoir, c’est de quelle façon ils ont survécu au désespoir d’être séparés de l’Un par leur naissance, de quelle façon ils comblent le vide entre les grands rendez-vous de l’enfance, de la vieillesse et de la mort, et comment ils supportent de n’être pas tout sur cette terre.

Je ne veux pas les entendre parler de cette part convenue de la réalité, toujours la même, le petit monde interlope et maffieux : ce qu’une époque fait miroiter du ciel dans la flaque graisseuse de ses conventions!

Je veux savoir ce qu’ils perçoivent de l’immensité qui bruit autour d’eux.

Et j’ai souvent peur du refus féroce qui règne aujour­d’hui, à sortir du périmètre assigné, à honorer l’immensité du monde créé.

Mais ce dont j’ai plus peur encore, c’est de ne pas assez aimer, de ne pas assez contaminer de ma passion de vivre ceux que je rencontre.

Vous le savez tout comme moi : ce qui reste d’une existence, ce sont ces moments absents de tout curriculum vitae et qui vivent de leur vie propre ; ces percées de présence sous l’enveloppe factice des biographies

Une odeur

Un appel

Un regard 

Je vous envoie le récit de sept nuits (sans omettre la nébuleuse des jours qu'elles éclairent).

Pourquoi sept nuits ?

Parce que Dieu a créé le monde en sept jours et l'a confié aux hommes, Il a donné aux femmes la garde des nuits.

Il faut en comprendre la raison.

Les nuits sont trop immenses, trop redoutables pour les hommes.

Non, bien sûr, que les femmes soient plus courageuses ; elles sont seulement plus à même de bercer sans se poser de questions ce que la nuit leur donne à bercer : l'inconnaissable.

Nos longues conversations ont porté fruit.

Les sept nuits de la reine de Christiane Singer 

 

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27 février 2024 2 27 /02 /février /2024 20:30
Peut-on vivre sans croire ? Une compréhension juive de la foi.

Participation de Delphine Horvilleur, rabbin, à l'émission "Peut-on vivre sans croire ? Delphine Horvilleur et Kamel Daoud", organisée par Le Monde des Religions et diffusée sur le site You Tube de Regards protestants (voir le lien en bas de page)

La croyance, la foi, c'est un sujet dont je déteste parler.

Ça peut vous sembler paradoxal comme rabbin.

Lorsque je participe à des dialogues interreligieux, j'ai parfois l'impression d'entendre des mots et de n'avoir aucune idée de ce qu'ils veulent dire.

Pour moi, croyance et foi font partie de ces mots-là.

Des interlocuteurs, souvent chrétiens, me disent : "Vous qui êtes une femme de foi".

J'ai alors envie de me retourner pour voir s'ils s'adressent à moi ou à quelqu'un assis derrière moi, parce que je ne comprends pas exactement ce qu'on veut dire par là.

J'évolue dans une tradition religieuse où cette notion est rarement utilisée, rarement véhiculée ; on ne sait pas exactement comment, dans le judaïsme, traduire le mot Foi ni le mot Croyance, parce qu'en réalité, ce n'est pas ça le cœur du problème.

Dieu n'est pas le cœur du problème, dans le judaïsme.

Une blague juive est l'histoire de rabbins qui débattent pendant une nuit tout entière de la question : "Est-ce que Dieu existe ?", et, au petit matin, après des heures et des heures de discussion, ils arrivent à la conclusion que non, Dieu n'existe pas.

Alors, ils vont se reposer quelques heures. Au bout de ce temps, un habitant de la ville croise ce groupe de rabbins en chemin et leur dit : "Où allez-vous ?", et les rabbins de répondre : "On va à la synagogue. C'est l'heure de la prière".

L'autre leur dit : "Je ne comprends pas ; vous avez débattu toute la nuit et vous avez conclu que Dieu n'existait pas. Pourquoi allez-vous à la synagogue ?". Et les rabbins répondent : "Qu'est-ce que cela a à voir ?".

Dans la théologie juive, on considère que la question de la foi, de la croyance, n'est pas centrale. Ce qui compte, c'est plutôt : " De quelle manière l'homme va agir ?".

De quelle manière on va s'inscrire dans un lien avec du transcendant, même si on n'est pas capable de dire comment s'appelle ce transcendant, quelle forme il va pouvoir avoir.

Une illustration de cela, c'est peut-être le fait que, dans le judaïsme, on ne sait pas comment appeler Dieu.

C'est un problème pour parler de foi et de croyance quand on n'a même pas de mot pour parler de Dieu."

Il n'y a pas de mot pour parler de Dieu

Il y a quatre lettres dans la Torah qui sont le nom de Dieu ; ce que l'on appelle, dans un langage un peu complexe, le tétragramme, et, ce tétragramme, on n'a aucune idée de comment il se prononce.

[Le Tétragramme (« mot de quatre lettres ») est composé des lettres yōḏ, hē, wāw, hē ; il est retranscrit YHWH en français. NDLR]

Ce qui est surprenant, car on dit souvent que les Juifs ont une mémoire incroyable, ce sont des champions du souvenir. Ils se souviennent de plein de moments de leur histoire, de détails incroyables.

Il se souviennent par exemple de ce qui se passait au Temple de Jérusalem avant sa destruction.

On se souvient de la manière dont le grand prêtre s'habillait, dans quel ordre il enfilait ses vêtements, combien de marches il montait et comment il procédait aux sacrifices et avec quel doigt il aspergeait l'autel et combien de fois.

Donc une multitude de détails.

Mais le nom de Dieu, on a oublié.

On ne sait plus du tout comment il se prononce. En fait, cet oubli est volontaire, car, en aucune manière on ne veut finir de le définir.

À partir du moment où vous nommez le divin, vous le définissez, et si vous définissez quelque chose, vous êtes en train de le finir, d'en déterminer les contours, de l'incarner d'une façon qui est précisément contraire à la théologie juive.

On est dans un monde de Dieu non incarné et presque dans un monde d'où Dieu s'est retiré.

Cela semble profane de dire cela et même un blasphème, mais le judaïsme évolue dans un monde où on vit avec une forme d'absence du divin - ce que les mystiques appellent le "Tsimtsoum", le retrait du divin.

Dieu se retire et les hommes entrent dans l'histoire

Dieu n'est pas dans la pleine présence, et c'est parce qu'il est ressenti comme une présence et comme une absence à la fois, comme un indicible, un indéfinissable, quelque chose dont on ne sait pas parler, que les hommes vont rentrer dans l'histoire.

Si Dieu prenait toute la place, on n'aurait pas de place pour agir.

La religiosité, c'est la façon dont les hommes entrent dans l'histoire en se racontant des histoires sacrées. C'est comme ça que je définirais le Croire.

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Croire, à la limite, c'est ne plus croire, se mettre en chemin.

Résumé : [Abraham est un croyant dans la mesure où il cesse de croire. Il cesse de croire dans les traditions de son lieu de naissance et il est appelé à partir, il quitte la foi de ses pères. Il est nomade, il traverse des pays, il devient hébreu, 

C'est le sens propre du mot Hébreu : celui qui passe, qui traverse. Dans ce sens, croire c'est se mettre en mouvement, c'est ne plus croire [en ce en quoi on croyait[, c'est s'arracher. 

Les institutions religieuses ont trop souvent oublié cela en prônant une sorte de sédentarisation de la foi.]

Abraham a volontairement perdu son identité, il n'est plus identique.

Et cela se rejoue par la suite, car l'Égypte est un lieu que l'on a quitté et vers lequel on ne retournera pas.

Jésus incarne le départ d'une famille biologique pour aller vers un destin spirituel.

Et l'islam commence à compter le temps à partir du moment où Mahomet se met en route.

On s'est choisi des héros qui disent : "Je ne crois plus à ce qu'on croyait avant moi".

Dès lors, la question que tout croyant devrait se poser, c'est : "Qu'est-ce que ça veut dire d'être leurs héritiers ?".

Être leurs héritiers, en principe, n'est pas obéir de façon aveugle à ce qu'ils ont commandé, mais c'est être capable de reproduire leur geste.

Être un enfant d'Abraham, c'est être capable de lui faire, un peu, ce qu'il a fait à son père, c'est-à-dire de se mettre en chemin."

Tous les fondamentalismes partagent une obsession de la sédentarité de l'âge d'or.

Ce qui est troublant, c'est que les intermédiaires - l'establishment religieux - sont les champions de la reproduction à l'identique.

Ce sont des gens qui disent : "Surtout, sédentarisez-vous dans vos croyances, ne bougez pas du monde et des fictions qui ont été fixées, figées et codifiées avant vous."

La fiction par excellence de tous les fondamentalismes, c'est celle qui consiste à dire : "C'était vachement mieux avant ! Revenons à l'âge d'or d'un bon vieux temps qui a été perturbé ou altéré par notre rencontre avec l'Occident, avec les autres, avec les femmes, etc.

C'est troublant de voir comment tous les fondamentalismes partagent une obsession de la sédentarité de l'âge d'or.", DH.

[D'autres idées intéressantes sont à écouter dans la vidéo ci-dessous, qui dure une heure et quart]

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[NDLR - Dans le judaïsme, la notion d'Émouna, par exemple, serait souvent traduite, à tort, comme foi en Dieu, croyance, fidélité. L'auteur propose : "force de vie"]

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Delphine Horvilleur, rabbin.

Après des études de médecine interrompues à l’Université hébraïque de Jérusalem, Delphine Horvilleur a étudié le journalisme à Paris, et, plus tard, a entrepris des études rabbiniques à New York. 

Delphine Horvilleur a été mannequin, puis a travaillé comme journaliste, entre autres, à la rédaction de France 2, et comme correspondante d'une radio communautaire à New York.

Ayant fini, pendant son séjour à New York, ses études rabbiniques au Hebrew Union College, appartenant au mouvement réformé, elle est nommée rabbin à 34 ans, en 2008, au Mouvement juif libéral de France.

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